Lyon le 4 Juin 2024,
Dans un poème il n’y a plus
Ni mensonges ni vérités, que des formes d’un
langage
Données par un vécu compliqué, écrire
C’est comme laver des guenilles.
James Sacré- Le désir en nous comme un défi au monde –
Anthologie du Castor Astral
Chère-TOI,
Le ciel lyonnais est gris de turbulences nuageuses qui laissent passer de temps en temps des rayons de soleil furieux ou même un bleu Provence... jamais très catholique. Malgré la municipalité écologiste, le grenier à pollution est archiplein, il ne faut pas rester l’été ici.
Ta merveilleuse lettre date de l’hiver, et il me plaît d’y répondre au printemps bien installé. Ton maquis doit être en pleine jubilation florale et je suppose tes narines caressées par ce fameux parfum de mille plantes que ma mémoire a engrangé. Ici notre Clos Fleuri n’est pas en reste. Le paysagiste de la Résidence nous le bichonne et c’est un plaisir de regarder par les fenêtres et les baies vitrées. Le massif de rosiers rouges ferait pâlir de jalousie la rose pimbêche du Petit Prince. Voici le décor planté. A présent je vais prolonger ton propos en reprenant les thèmes que tu abordes. J’essaie de laisser affleurer ce qui m’a le plus impactée.
Il y a d’abord cette « rive des défunts » que nous partageons « dans nos âges » et qui nous oblige à accueillir les sentiments tristes, à les transformer plutôt en leçons de vie banales. On naît On vit On meurt et ça n’a rien de scandaleux en soi. Mais comme Brassens, je suis d’avis de retarder le grand saut pour ne pas faire Panurge trop tôt. Bien sûr , on ne choisit pas vraiment le rendez-vous et il est même inutile de l’imaginer... La mort viendra et elle aura les yeux ... des autres...Il faut bien laisser la place, mais comme au concert, lorsqu’on l’a payée cher, on a envie de rester au premier rang le plus longtemps possible, à côté des êtres qu’on aime. Le rideau tombe toujours. Il faut lever le camp...Bon ! Cela suffira pour aujourd’hui.
Bien heureusement, il y a pour nous l’écriture et la lecture qui nous maintiennent en exigence et en bienveillance dans la langue partagée. Celle qui me donne envie de te parler et de t’écrire sans que j’y sois obligée, ni toi non plus. Juste pour le plaisir de manier les pensées dans leur déclinaison graphique. L’ordinateur est comme un instrument de musique serviable. Le cerveau est comme un chef d’orchestre invisible, et les doigts obéissent à la bonne franquette. Je tape avec trois doigts à chaque main. L’annulaire et l’auriculaire regardent un peu interloqués et surtout endormis comme des koalas. Je les étire de temps en temps. Je suis étonnée de cette facilité d’adaptation au clavier qui a supplanté l’écriture manuscrite que je n’ai jamais abandonnée. Même au contraire, je me surprends à renouer avec elle, pour des prises de notes incessantes, sur des carnets, des feuilles A4 pliées en deux. Je ne me soucie plus de former les lettres à la perfection, j’en ai trop bavé avec le stylo plume dans l’enfance et le bic dans l’adolescence, ni de ranger les lignes d’écriture comme des bibelots sur une étagère, désormais je trace à main levée... avec une certaine vélocité un peu coupable, c’est le sens de la trace qui m’importe...et la densité inégale de ce que je parviens à cueillir dans le réel...comme si celui-ci ne faisait que m’échapper et me vider inexorablement de ma propre présence au monde. Une impression d’effacement progressif dans la perte interminable d’images mentales hétéroclites, aussi fugaces que des aigrettes sur des dents de lion. Souffler doucement dessus et laisser venir, laisser partir... C’est agréable d’écrire pour ne rien vouloir de spécial, juste trouver sa propre petite musique et l’offrir sans chichis. L’art épistolaire n’est fait que de mélodies consenties.
Toi, tu me parles d’une « voix » qui te suit à partir de tes « efforts de lecture », une voix « porteuse » qui te donne envie d’explorer de nouvelles formes d’écriture. Je sens encore ton perfectionnisme d’enseignante. Tu te prends comme ta propre élève, peut mieux faire... et sortir du rang des insatisfaisantes sous le regard des fausses indulgences... Epatez moi Benoît(e) ! Et le pire pour toi, c’est que ça marche, et que tes publications sont de plus en plus libérées du filigrane collant des apprentissages scolaires et universitaires. Je te rejoins bien sûr sur l’histoire de la « voix » , intérieure. Elle est pour moi omniprésente et presque en concurrence avec tout le reste. Elle prend de plus en plus de place. Comme toi, elle a besoin d’air... De l’air, de l’air...Il faudra qu’on reparle sérieusement de tes livres et j’aimerais savoir ce que tu en penses au fond de ton cœur. Ceux qui comptent le plus dans ta trajectoire.
Malgré ce boulot considérable que tu abats, je comprends ton désir de « retrait » et de repli hors des sollicitations du monde poétique qui ressemble parfois à un poulailler de confinement. Les plumes se volent entre elles et les coups de bec peuvent devenir blessants. Tu comprends pourquoi je n’irai jamais à Paris pour cette foire agricole où ne se vend pas grand-chose faute de place et d’apartés non concurrentiels. Je ne choisis pas mes livres dans un tel tumulte et je préfère fréquenter les poètes de loin.
Tu m’as toujours fait rire avec ton expression « je dois faire un papier sur ceci, sur cela », comme si tu étais journaliste et encore au taf. Moi, je n’ai pas ce problème, personne n’attend quoi que ce soit de moi, mais cela ne m’empêche pas d’écrire ce dont j’ai envie, avec la certitude que ça disparaîtra. C’est trop personnel et intime pour ce que demandent les éditeurs.
Tu me parles de ma générosité et de ma sagesse et ça me flatte bien sûr. Mais ce que je donne, je l’ai reçu aussi , et cela ne m’appartient pas. Je le ressens profondément même si la douleur de la dépossession me hante depuis l’enfance. Les cauchemars sur l’exode, la déportation et les maisons en ruine sont de plus en plus présents dans mes nuits. Au réveil, je suis guérie de mes angoisses, et je savoure la lumière d’un nouveau jour comme un fruit parfumé tendu gratuitement par quelqu’un.e de désintéressé.e dans la rue. J’aime ce geste d’oiseau cet élan de nourrissage. Je me sens nourrice et nourricière dans la vie et pourtant j’ai conscience que ça ne suffit pas en vieillissant. Il me faut apprendre à vivre plus chichement socialement et à mieux économiser mes forces physiques.
Ta route aux chèvres et aux cochons m’attire même si je sais que les chemins caillouteux et pentus ne m’aiment plus comme autrefois, et comme je ne prise pas les ornières des trottoirs non plus, je suis condamnée aux quatre roues et aux feux rouges. Mon équilibre est insuffisant pour la bicyclette en ville dans ces couloirs encombrés où la jeunesse acrobate à casque et la klaxonnerie urbaine vindicative se partagent hargneusement l’espace. Les transports en commun sont des étuves ou des essoreuses de mal assis . Bref ! Il n’y a que dans mon village ardéchois, hors saison que je retrouve mon corps de marche dans un périmètre ancien qui regorge de beaux souvenirs. Je m’en lasserai peut-être mais pour l’instant, je m’y projette. On en reparlera.
Mes dernières lectures m’ont passionnée et comme toi, j’en ai des centaines sous le coude... Je me laisse happer par des voix, des thématiques qui me touchent...Tout me vient par rafales... Je laisse faire... J'arrête de lire quand c'est trop... Et, j'écris tous les jours.
Marielle HUBERT il ne faut rien dire chez P.O.L
Milène TOURNIER puisque chacun pourra partir chacun pourra rester ( Textes et photos) éd , Unicité
Hélène DORION pas même le bruit d’un fleuve, éd. le mot et le reste
Adeline BALDACCHINO une joie sauvage et douce, èd. Michalon
Marion FAYOLLE du même bois, Gallimard
Joël BASTARD Filumena, Gallimard , que je te recommande
Jean-Pierre SIMEON, Avenirs, Gallimard ( celui-ci je vais te l’envoyer).
Et un livre que tu dois lire absolument et chroniquer en priorité !
Marie ROUZIN Treize âges de la vie d'une femme , Castor Astral
Bien sûr, je sais que tu ne liras pas toute ma pile... En attendant je te remercie chaleureusement pour ton dernier envoi.
Ton Mont Ventoux vues et variations avec les encres de Caroline François-Rubino sont mon doudou du soir. Je le bois comme une liqueur à petite cuillère plate, très peu à la fois, glissant sur les papilles de mon esprit, pour ne pas gaspiller. J’aime ton écriture poétique , elle est celle « qui libère ton espace intérieur ».
Je termine avec un extrait de L’Au-delà de nos âges, ed. Cheyne, d’Albane Gellé
Quelqu’un nous attend
et cela nous suffit bien
notre travail est transparent
soleil couchant l’eau devient rose
des morts nous frôlent
nous leur parlons
nous calculons des azimuts
la nuit arrive
nous envoyons des signaux de détresse
de tendresse
nous ne savons plus trop
par quel bout commencer.
p.40
Nous sommes l’enfant d’hier
la morte de demain
nous sommes la mère
nous sommes la fille
les jours passent
nos yeux grandissent
nous voyons bien que tout change
nous choisissons enfin
de ne pas être une autre
que celle que nous sommes
vivante
irrécupérable.
p.48
A te lire à nouveau, avec toute mon affection (an) douillette.
Mth
Promenade au Pilat - Mai 2024